Texte d’approfondissement
Eupalinos ou l’Architecte
Marie-Anne Perreault
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2019/12/06
Évaluation finale pour le cours FRA3314 Littérature et philosophie de l’Université de Montréal à l’automne 2019. Le présent travail est une analyse de l’oeuvre Eupalinos ou l’Architecte de Paul Valéry.
FRA3314,Paul Valéry,littérature et philosophie

Texte d’approfondissement : Eupalinos ou l’Architecte

Paul Valéry

Introduction

Les rapports entre la littérature et la philosophie font l’objet d’une tradition millénaire dont les premiers maîtres à penser furent les Grecs. Dans le style dialogique de l’écriture platonicienne, on retrouve déjà, entre autres, le problème classique qui oppose la parole dans sa volatilité à l’écriture, considérée dans son aspect figé. En rédigeant à son tour un dialogue antique et en mettant en scène Socrate et Phèdre, Paul Valéry réactualise à sa manière certaines problématiques sous-tendues entre la littérature et la philosophie par un dialogue fictif. Le texte Eupalinos ou l’Architecte témoigne effectivement, à partir du point de vue littéraire, d’un propos fort critique de la philosophie. Ce regard sera celui qui nourrira la présente réflexion menée sur les rapports qui agissent entre la littérature et la philosophie dans ce texte de 1921. Nous situerons d’abord l’oeuvre étudiée dans la « philosophie »1 valéryenne par son contexte génétique. Puis, nous verrons comment Paul Valéry témoigne d’un refus de la pensée réificatrice des philosophes. Finalement, nous nous intéresserons du point de vue du système d’oppositions qui y est mis en place aux rapports plus spécifiques entre littérature et philosophie propres à ce dialogue valéryen.

Contexte historique et littéraire

Genèse de l’oeuvre

Le texte Eupalinos ou l’Architecte est un dialogue antique de Paul Valéry, dont le contexte de rédaction est bien particulier : il fut dicté par des contraintes très précises. En effet, le texte fut créé en vue d’être la préface d’un album d’architecture. Les choix stylistiques et formels ne sont donc pas le fruit d’une création libre, mais d’un choix contraint. C’est en ce sens qu’on peut qualifier le dialogue d’un « écrit de circonstance » : la commande exigeait une grande rigueur formelle. > Le nombre des pages imprimées, l’ordonnance des pages, l’oeil et le style du caractère en étaient commandés rigoureusement. Il en résulte que […] l’écrivain devait donner à composer: 115 800 signes.2 Cette précision convoquait donc aux yeux de Valéry une forme malléable : la forme souple du dialogue antique s’imposa, dans laquelle une réplique sans importance peut être facilement insérée ou tronquée. Quant au choix du contenu, il fut certes signifiant, mais Valéry adopta une attitude plus légère. De fait, c’est en consultat une encyclopédie à l’entrée Architecture que le personnage d’Eupalinos fut saisi. Valéry ne trouva par ailleurs pas nécessaire de faire preuve de rigueur historique à cet égard : il ne prétendait pas s’intéresser à la philosophie et ne se souciait pas outre mesure qu’Eupalinos ne fut, en fait, qu’ingénieur.

Pensée de la forme pure dans l’oeuvre de Valéry et dans Eupalinos

Plus largement, ce texte de Valéry s’inscrit ici dans un contexte historique et littéraire qui lui justifie une esthétique de la forme pure, lui qui est issu du symbolisme – notamment influencé par l’écriture d’André Gide et de Stéphane Mallarmé. Dans une de ses lettres, Valéry explique que le but dans son projet de 1921 était de « faire voir que la pensée pure et la recherche de la vérité en soi ne peuvent jamais aspirer qu’à la découverte ou à la construction de quelque forme. »3 Seule la forme pure peut, selon lui, faire l’objet d’une recherche rationnelle et consciente, et non la forme finie telle qu’elle tente d’être établie par le philosophe. Ce qu’il visait dans ce texte était donc de véhiculer une théorie de la pensée pure, mise en relation avec la pensée finie de la philosophie, ce qui sera explicité à travers le développement du dialogue. Gravures au burin, 1961, par C.P. Josso

Description de l’œuvre

But de l’oeuvre

Il apparait ainsi dans le contexte génétique de l’oeuvre une intention de l’auteur qui révèle deux choses : d’une part, le texte n’insiste pas sur l’élaboration d’une théorie relative au contenu spécifique simplement contingent, et, d’autre part, Valéry opta pour des choix légers qui adaptaient la forme antique au contenu, et qui permettraient d’élaborer une critique de la philosophie à partir de sa propre activité, à la manière d’une auto-réfutation. En effet, la recherche « philosophique » faite par les personnages se fait plutôt l’expression d’une thèse valéryenne de la forme pure, ce qui désamorce le pouvoir attribué à la démarche maïeutique comme fondement de l’édifice philosophique. Même si les personnages semblent utiliser le dialogue socratique, ils aboutissent à une aporie : la prétendue mise au monde d’une vérité par la philosophie est somme toute infertile (paradoxalement) puisqu’elle mène Socrate à la conclusion qu’il aurait dû faire de sa vie une construction plutôt qu’une abstraction.

Contenu spécifique

L’oeuvre Eupalinos ou l’Architecte est un dialogue mettant en scène les personnages de Socrate et Phèdre, discutant au bord du Styx, fleuve du royaume des morts. Valéry déploie au sein même des divagations philosophiques des interlocuteurs un fort système d’opposition, entre le vivant et le mort; ou, autrement dit, entre le mouvement et l’immobilité. Dans leurs propos, les deux amis en viendront à discuter de beauté, de géométrie, d’arts, mais aussi (surtout) d’un certain Eupalinos de Mégare, dont l’oeuvre architecturale fait émerger une foisonnante réflexion de la part du maître philosophe. La plus importante opposition présentée par les esprits-ombres subordine l’acte général de la pensée à l’acte concret de construire : > [Eupalinos] ajouta : J’ai cherché la justesse dans les pensées, afin que, clairement engendrées par la considération des choses, elles se changent, comme d’elles-mêmes, dans les actes de mon art. […] Jamais plus dans l’espace informe de mon âme, je ne contemple de ces édifices imaginaires, qui sont aux édifices réels ce que les chimères et les gorgones sont aux véritables animaux.4

Littérature et philosophie

Ce système duel est esquissé en filigrane tout au long de l’échange : il y a les morts et les vivants, les corps et les esprits, la pensée réifiée et la pensée mouvante – il y a, aussi, littérature et philosophie. Si le titre lui-même fait part de l’architecture, c’est qu’il n’est pas un élément anodin du texte : l’architecture est, étonnament, non pas une chose figée, mais une figure du construire en tant qu’acte concret de production, en tant qu’amalgame de forces dynamiques reposant en un parfait équilibre.

Le texte veut, tel qu’évoqué, se distancer de la stature de son personnage principal, faisant ainsi surgir à partir des assises mêmes de la tradition philosophique une critique immanente. En faisant renier à Socrate, père fondateur de la philosophie occidentale, sa propre discipline, à laquelle il a dirigé non seulement sa vie, mais également sa mort, la remise en question des vérités convoitées par l’entreprise épistémique des philosophes est ébranlée. Le constat que fait Socrate, en discutant avec son ami Phèdre, est que la philosophie, dans sa visée unificatrice, se veut finalement être une pensée réifiante qui fige dans un monde des Idées tous les principes vivants qui habitent le monde.

Les langages littéraire et philosophique

Dans le tecte, le langage occupe une place privilégiée en tant que point de dissension entre les deux disciplines étudiées. En effet, les langages littéraire et philosophique se distinguent nettement - du moins dans leurs formes canoniques - bien qu’ils puissent aussi s’interpénétrer. À cet égard, Valéry unit l’expression à l’acte de construire à de nombreuses reprises : > N’as-tu pas observé, en te promenant dans cette ville, que d’entre les édifices dont elle est peuplée, les uns sont muets ; les autres parlent ; et d’autres, enfin, qui sont plus rares, chantent ?5

Dans Eupalinos ou l’Architecte, on retrouve effectivement une opposition entre le mouvement inhérent au style, qui est celui de l’écrivain (envisagé dans un degré d’analyse métalittéraire)6, et le prosaïsme de la pensée « figée » qu’il attribue aux ombres qui embrassent l’unité. Ainsi, la parole des ombres - position idéale du philosophe eu égard à la vérité - est statique, unifiée, alors que la parole des vivants, qui demeure limitée par l’ambiguïté, est plutôt dynamique, mouvante. Par ailleurs, alors que la première s’intéresse à l’intelligible et l’abstrait, la seconde admet son caractère sensible, dont multiple, incertain, tout en pouvant fonder dans son exercice un acte de construire, de poïesis inaccessible à la pensée pure, qui a tout à voir avec la vie et la matérialité.

Mais véritablement, la parole peut construire, comme elle peut créer, comme elle peut corrompre.

Le rapprochement entre construction et langage exprime donc dans le texte l’idée d’une parole qui saisit le mouvement, la vie, les forces; c’est ce que le langage littéraire incarne, surtout lorsque comparé à un langage parfois très systématique. Ainsi, la philosophie est représentée comme une pensée figée, unificatrice et abstraite (elle ne construit pas), alors que la littérature saisit la vie, est pensée mouvante, potentielle, infinie - elle fait quelque chose en admettant la sensibilité et la multiplicité inhérentes à la vie, rendant compte d’une dimension insaisissable à travers la pensée philosophique. Par là, nos personnages morts, accaparés par leur occupation de pensée, sont mis en contraste avec l’acte de construire, ce que fait la littérature en admettant la diversité. Devant cette dualité, l’architecture prend ici le rôle de construction dynamique et concrète, par opposition aux édifices abstraits de la philosophie : > C’est le grand malheur [des philosophes] qu’ils ne voient jamais s’écrouler les univers qu’ils imaginent, puisque enfin ils n’existent pas.7

La pensée mouvante comme force de la littérature

Il faut donc croire, somme toute, que Valéry envisageait la littérature comme moyen d’embrasser la vie et de déployer une pensée-action devant,

Socrate : La vie ne peut pas se défendre contre ces immortelles agonies. Elle imagine invinciblement, la naïve, que le plus beau de la tragédie commence après le dernier mot du dernier vers !… Les plus profonds regards de l’homme sont pour le vide. […] Si vous ne m’eussiez pas écouté, mon orgueil eût cherché de quelque autre manière à se soumettre à vos pensées… J’eusse bâti, chanté… O perte pensive de mes jours ! Quel artiste j’ai fait périr !…8

L’exemple de la beauté

La beauté est un exemple de ce que la philosophie n’arrive pas à saisir adéquatement, en la réduisant à un seul. En effet, les personnages soutiennent notamment que tout ce qui est beau est vivant, et que le principe idéel d’une beauté immuable ne peut pas rendre compte adéquatement de la diversité, de la pluralité de formes de beauté peuplant le monde.

L’idée de ces Idées, desquelles notre merveilleux Platon et le père, est infiniment trop simple, et comme trop pure,pour expliquer la diversité des Beautés, le changement des préférences dans les hommes, l’effacement de tant d’oeuvres qui furent portées au nues, les créations toutes nouvelles, et les résurrections impossibles à prévoir9

Tout ce qui est beau, pour Phèdre, est sensible. Or, la mort réduit non seulement la multiplicité à l’unité, mais réduit aussi la sensibilité à la pensée; de ce double rapport, dont nos personnages bénéficient d’un rapport privilégié étant donné leur état trépassé, leur permet de déclarer, en toute autorité, que l’entreprise de toute philosophie est, somme toute, vaine. La vie doit être dédiée à construire, dit Socrate, et en décidant jour après jour de se fixer sur l’abstraction de la pensée, les possibilités d’être sont peu à peu effacées :

Je t’ai dit que je suis né plusieurs, et que je suis mort, un seul. L’enfant qui vient est une foule innombrable, que la vie réduit assez tôt à un seul individu, celui qui se manifeste et qui meurt.10

Conclusion

Clé de lecture qu’est l’opposition entre mouvement et immobilité; éclairant le manichéisme de la pensée valéryenne dont témoigne cette œuvre. Le royaume des morts, tel qu’évoqué, est le lieu de l’immobilité, de la réduction à l’unité : au moment de mourir, toutes les possibilités d’être sont épuisées, et ne reste que ce qui est; le réel, l’actuel. L’esprit, dépouillée de sa dimension corporelle, peut librement s’adonner à l’exercice de la pensée : elle peut connaître, elle peut désormais saisir l’unité, elle peut connaitre l’intelligible. Or,

Le rapport à la vérité : La vérité est placée dans la multiplicité des forces dynamiques plutôt que dans l’unité des actes réalisés (qui font unité, à la mort, parce que tout mouvement est arrêté). Il faut être pour construire ; dès lors qu’on est mort, on ne peut plus rien construire.


  1. Le terme philosophie doit être entendu en un sens flexible et non au sens où Valéry s’inscrirait dans la tradition philosophique - lui-même se considérait comme un anti-philosophe. Nous utiliserons philosophie dans ce travail en deux sens distincts : 1. Une théorie (de la littérature) : la philosophie valéryenne, une philosophie de la littérature. 2. Une discipline et une tradition : la philosophie (grecque, classique, etc.)…↩︎

  2. ↩︎

  3. ↩︎

  4. Eupalinos ou l’Architecte, Gallimard, 1944, p. 33.↩︎

  5. p. 35.↩︎

  6. Nous pensons, à cet effet, à des formulations articulées; en exemple, pour ne citer que cette phrase : « >Cette nappe immense et accidentée, qui se précipite sans récit, roule vers le néant toutes les couleurs. Vois comme elle est terne dans l’ensemble. » On notera ici les verbes de mouvement, dont la fonction pourrait être simplement descriptive. Dans Eupalinos ou l’Architecte, p. 13.↩︎

  7. p. 23.↩︎

  8. p. 115.↩︎

  9. Eupalinos, p.27.↩︎

  10. p. 71↩︎