Se retrouver dans les mots
Une analyse des « Journées de lecture » de Marcel Proust
Malika Lamontagne-Malainine
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2019/12/05

Introduction

[…] la lecture est une amitié. Mais du moins c’est une amitié sincère, et le fait qu’elle s’adresse à un mort, à un absent, lui donne quelque chose de désintéressé, de presque touchant.1

Derrière ces mots, Marcel Proust. Auteur de l’œuvre la plus monumentale de la langue française, l’une de ses plus marquantes, de ses plus louangées, Proust fait partie de ces rares qui se passent de présentation. On entend Proust, et presqu’immédiatement, notre mémoire fait surgir le portrait d’une madeleine trempée, nous rend le souvenir fugace d’un goût citronné nous chatouillant le bout de la langue.

La Recherche du temps perdu est l’un de ses textes que l’on lit rarement, et encore moins en son entièreté. Pourtant, elle parvient à faire monter en tous une bouffée de nostalgie, de mélancolie pour quelque chose dont les traits nous échappent. Proust écrit en tableaux, rédige en sentiments – et de ce fait, suscite chez son lecteur des émotions d’une force rare. Or, tel qu’il le mentionne dans la citation ci-haut, la lecture est, de manière intrinsèque, un acte émotionnel. Dans ses mots, ouvrir un livre, y accorder son temps, ses espoirs, son âme, ce n’est rien de moins que de forger une « amitié sincère », sans mur ni garde aucune.

Proust dédie d’ailleurs un essai entier à l’exploration de cette amitié, de cet acte de communion entre lecteur et lu : « Journées de lecture. » Publié pour la première fois en tant que préface une traduction (signée Proust) de l’ouvrage Sesame and Lilies du critique d’art John Ruskin, il y occupe une place singulière. Plutôt que de s’enligner avec l’esthétique de la littérature développée par Ruskin à travers son ouvrage, Proust propose une vision tout autre, entrant souvent en conflit avec l’auteur qu’il tente pourtant de traduire. Là, Proust développe une perspective, une philosophie même de la littérature – qui se fera ressentir jusque dans sa Recherche.

Contexte - une histoire et une littérature

Né en 1871 d’une famille de médecins, Proust grandit dans une France de contradictions. Tel que l’écrit Marion Schmid :

The collective feeling of degeneracy, ennui and exhaustion in the aftermath of the Franco-Prussian war and the 1871 Paris Commune. Rapid social and technological change, threatening demographic decline – especially in view of the sharp increase in birth rates and the aggressive politics of Wilhelminian Germany –, looming class conflict and endemic political corruption not only caused widespread feelings of insecurity, but brought about a profound questioning of the values and intellectual foundations of the young Third Republic, notably the positivist creed of faith in progress as a vehicle of collective well-being and advancement.2

Il voit le jour dans un pays léchant ses plaies après une défaite dévastatrice, tout en étant le théâtre d’évolutions s’enchaînant à une vitesse essoufflante. C’est une période où il est difficile, voire quasi-impossible de trouver prise, entre insécurité, questionnement incessant, et désenchantement des valeurs véhiculées par les générations précédentes : le désastre de la guerre franco-prussienne détruit, pour beaucoup, des idéaux nationaux mis en place depuis l’époque napoléonienne. La société se rebâtit relativement vite – la fin du XIXème siècle marque d’ailleurs le début de la « Belle Époque » d’effervescence intellectuelle et artistique – ce désenchantement laisse des traces plus profondes dans la littérature française.

Comme le poursuit Schmid, le tournant du siècle est marqué par l’avènement de la littérature décadente française, une littérature marquée par ce désespoir, ce « collective feeling of degeneracy, ennui and exhaustion »3 Et à l’instar de cette période transitoire de la littérature française, Proust s’établit comme un auteur de transition :

Proust occupies the position of an interstitial, ‘entre-deux’ writer poised between the literary experiments of the second half of the nineteenth century (spearheaded by, amongst others, Flaubert, Baudelaire and Mallarmé) and the high modernism that was to challenge traditional genre conventions in the period between the two world wars.4

Proust ne se range pas entièrement au côtés des auteurs dix-neuvièmistes l’ayant précédé, et simultanément, ne s’inscrit pas nécessairement dans la lancée moderne d’auteurs le suivant, tels Sartre ou Camus. Proust marque le tournant entre dix-neuf et vingtième, la transition entre deux Frances – c’est un pan entier de la littérature française à lui seul.

Description de l’oeuvre - un résumé, et un objectif d’écriture

La renommée de Marcel Proust se fait en tant que grand romancier derrière À la recherche du temps perdu, certes. Or, avec les « Journées d’étude », en tant que préface-essai à une traduction d’ouvrage lui aussi essayistique, Proust présente ici un texte beaucoup plus académique.

La préface s’ouvre sur souvenir aussi personnel qu’universel – les journées de lecture que l’on passe, enfant, à dévorer livre après livre : ces jours « que nous [avons] si pleinement vécus […], que nous avons cru laisser sans les vivres, ceux que nous avons passés avec un livre préféré. »5

Proust poursuit ensuite sur plusieurs pages cette description poignante, imagée du bonheur de la lecture d’enfance. Il aborde plusieurs thèmes en succession ; l’admiration pour l’auteur et sa prose magnifique (avec l’exemple de Théophile Gautier dont les mots lui inspiraient « une véritable ivresse »)6 ; l’amour que suscite un livre, et le tumulte, le désespoir, l’abandon et la solitude intenable d’en voir la lecture achevée.7 Surtout, dans ces premières pages, il laisse entrevoir la thèse que développe la seconde moitié de sa préface – soit, que la lecture est un lien d’apprentissage, de dépaysement, et de confrontation avec l’inconnu.

La seconde moitié du texte se veut beaucoup plus académique. Là, Proust questionne la valeur même de la lecture ainsi que des apprentissages qui en sont tirés. Il préconise entre autres une lecture active, une compréhension qui se crée en confrontant idées et conceptions personnelles face aux questions soulevées par le texte – et lance une mise en garde à l’égard d’une lecture béate, inerte – qui ne mènerait qu’à une régurgitation totale des écrits, sans en soupeser la valeur.

À travers cette préface, Marcel Proust élabore ainsi une esthétique de la littérature, développée en deux temps – un passage narratif, suivi d’un essai plus technique – le tout superposé à, et se construisant par-dessus la théorie de Ruskin.

Effectivement, Ruskin avait beau être un critique que Proust appréciait tout particulièrement, au final, son œuvre, pourtant objet de la traduction, devient presque secondaire. Tel que le dénote Ez-Zouaine,

Les notes et les préfaces qui phagocytent la traduction s’apparentent à une transcription de conversation où l’auteur traduit exprime ses jugements esthétiques et où le traducteur rétorque en les évaluant à l’aune de ses convictions et de sa conception de l’art, laquelle se fait jour au fur et à mesure de cet échange.8

La préface et la traduction de Sésame finit ainsi par servir à Proust comme lieu d’exploration de sa propre pensée, de « cristallisation » de son art et de sa philosophie littéraire. Une fois de plus dans les mots d’Ez-Zouaine, : « la traduction des essais de Ruskin s’apparente dans le contexte de la création de La recherche à une matrice qui, si elle n’a pas généré directement l’esthétique de Proust, a contribué à sa cristallisation et, partant, à la naissance de son œuvre. »9 Les Journées, ce sont à la fois une exploration de la perspective de Proust, ainsi qu’un avant-goût, une esquisse de son projet littéraire.

À l’intersection entre littérature et philosophie - deux champs, et un apprentissage

Littérature et philosophie se mêlent et s’entremêlent sur bien des plans dans cette préface. En premier lieu, il s’agit, avant, tout, d’un discours porté sur l’acte même de la lecture. Proust tente d’y établir un sens, un moyen, ainsi qu’une approche idéale afin de favoriser un apprentissage constructif.

Il y présente sa conception de l’apprentissage et de l’amélioration personnelle, qui résulte, selon lui :

[…] d’une impulsion que l’esprit paresseux ne peut trouver en lui-même et qui doit lui venir d’autrui, il est clair qu’il doit la recevoir au sein de la solitude hors de laquelle, nous l’avons vu, ne peut se produire cette activité créatrice qu’il s’agit précisément de ressusciter en lui.10

Cette citation laisse entrevoir deux façons de penser littérature et philosophie conjointement – d’abord, Marcel Proust présente ici l’importance didactique de la lecture en tant qu’unique lieu parvenant à combiner solitude introspective et élan d’inspiration externe. Mais, plus encore, Proust déclare l’« activité créatrice » comme le but, l’objectif de tout apprentissage. La pensée crée la littérature, et la littérature crée la pensée : l’un nécessite l’autre pour s’épanouir.

Cette préface-même est un exemple de la perspective que Proust propose – segments narratifs et élaborations philosophiques se font écho à travers tout le texte. Et en une seule ligne, au moyen d’un passage littéraire, Proust annonce l’entièreté de sa philosophie de la lecture, qu’il passe longtemps à développer dans sa deuxième partie :

Pour moi, je ne me sens vivre et penser que dans une chambre où tout est la création et le langage de vies profondément différentes de la mienne, d’un goût opposé au mien, où je ne retrouve rien de ma pensée consciente, où mon imagination s’exalte en se sentant plongée au sein du non-moi.11

Avec cette image, Proust parvient simultanément à introduire les concepts d’apprentissage de l’inconnu, de confrontation entre soi et l’autre, de la dualité entre solitude et compagnie qu’offre la lecture, à l’instar d’une chambre privée, habitée par « la création et le langage de vies profondément différentes de la mienne. » En une phrase, Marcel Proust résume sa philosophie de la littérature – et il parvient à faire cela à travers la littérature elle-même.

Conclusion

Les Journées de lecture forment un texte bien particulier. Texte philosophique, narratif, poétique, accolé à une traduction d’un critique d’art anglais dont il finit par contredire la majorité des idées… C’est un texte tout-à-fait unique – et magnifique.

Proust donne à son lecteur des images, des ressentis – et lui confie la tâche d’en reconstruire le sens, et de comprendre, par lui-même, quelque chose des textes qu’il crée. Et ainsi, revient-il à chacun de compléter la fresque qu’a un jour commencé Proust, d’un souvenir évanescent.

Bibliographie

Ez-Zouaine, Younès. 2017. « Proust, traducteur de Ruskin. De la traduction de Ruskin à la création d’À la recherche du temps perdu ». Meta 62 (3):585‑98. https://doi.org/https://doi.org/10.7202/1043950ar.
Proust, Marcel. 1992. « Journées de lecture ». In Pastiches et Mélanges. L’Imaginaire 285. Paris: Gallimard. https://owncloud.ecrituresnumeriques.ca/index.php/s/8pwJ0rzciu2rTVJ.
Schmid, Marion. 2013. « Decadence and the fin de siècle ». In Marcel Proust in Context, édité par Adam Watt, 51‑58. Literature in Context. Cambridge: Cambridge University Press. https://doi.org/10.1017/CBO9781139135023.012.

  1. Proust (1992), p. 186.↩︎

  2. Schmid (2013), p. 51.↩︎

  3. Ibid.↩︎

  4. Schmid (2013), p. 52.↩︎

  5. Proust (1992), p.160.↩︎

  6. Ibid., p. 165.↩︎

  7. Ibid., p. 170.↩︎

  8. Ez-Zouaine (2017)↩︎

  9. Ibid.↩︎

  10. Proust (1992), p. 179-180.↩︎

  11. Ibid., p. 167.↩︎