La corporalité à l’Éloge d’Hélène
Luiz Capelo
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public

Ce travail a comme objectif analysé les rapports entre corps (σῶμα) et lógos (λόγος) dans l’Éloge d’Hélène, de Gorgias de Leontinoi. L’idée défendue est que, à l’Éloge, Gorgias voit l’existence d’un discours qui agit parce qu’il en a un support pour le faire. Plus que persuader ou démontrer la vérité, le discours de Gorgias agit, il fait d’Hélène une innocente. Dans ce contexte d’un discours performatif, Gorgias postule l’impossibilité de séparation entre contenant et contenu lorsqu’il dit que le lógos agit par le biais d’un corps. Le lógos, pourtant, n’a pas qu’un corps, il en a plusieurs, brisant l’idée d’unité de l’être. Ce qu’il y a est un lógos qui peut s’inscrire dans divers supports. Le pouvoir d’agir du lógos est aussi non violent et, lorsqu’il s’agit de la vision, érotique. De cette façon, le texte de Gorgias s’inscrit dans la Sophistique du Ve siècle AV. J.-C.


Gorgias de Leontinoi, né vers 485 AV. J.-C. et mort en 380 AV. J.-C., fut un célèbre orateur et sophiste grec. De ses oeuvres, on a seulement trois textes complets: l’Éloge d’Hélène, la Défense de Palamede et le Du non-étant ou De la nature. Dans ce texte, on va travailler avec l’Éloge d’Hélène. L’Éloge d’Hélène est un discours qui a comme buts « faire taire les voix infamantes qui accusent Hélène, démontrer que ceux qui la blâment se trompent, faire éclater la vérité et mettre un terme à l’ignorance »1. Gorgias a écrit un éloge pour démontrer qu’Hélène n’est pas responsable pour son départ vers Troie. Il fourni quatre hypothèses sur le départ d’Hélène2

La problématique qu’on s’est posée est quelle est la relation entre lógos7 et corps et si, dans cette relation, il y a une forme d’écriture. Le parcours du texte est divisé en cinq moments. D’abord, on fait une petite méthodologie, où on présente le texte grec et la traduction en français qu’on a utilisé. Ensuite, la défense de l’hypothèse est segmentée en quatre parties: Beau corps, discours vrai; La force du discours, la force du corps; Un corps qui agit; Lógos érotique, corps érotique. L’itinéraire est étudier l’équivalence établiée par Gorgias entre un discours ordonné et un discours vrai, ensuite élaborer la distition entre le pouvoir du lógos somatisé et la force violente des hommes, après argumenter que le lógos peut performer des actions et, enfin, que la vision des corps peut être un instrument suasoire du lógos aussi.

Méthodologie

Pour la composition de ce travail, la première action a été chercher le texte de l’Éloge d’Hélène en grec ancien. Le texte grec trouvé à la Bibliothèque des Lettres et des Sciences humaines de l’Université de Montréal fut une édition, publiée par De Gruyter en 2016, du texte établi par Pietro Bembo au XVIe siècle8. Toutes les citations du grec viennent du texte établi par Bembo. Une fois avec le texte grec, il a fallu découvrir une façon d’écrire en grec à l’éditeur Stylo. La solution fut utiliser le Greek Word Study Tools de Perseus Digital Library9, un logiciel de Tufts University. J’ai utilisé le moteur de recherche du logiciel pour trouver chaque mot grec dont j’avais besoin et ensuite j’ai copié et collé les mots en grec à Stylo. L’avantage de cette méthode est la possibilité de consulter facilement la version en ligne du Liddel & Scott Greek Lexicon disponible à la libraire Perseus. Ensuite, il a fallu récupérer toutes les occurrences du terme σῶμα au texte grec. Dans les différents cas, il y a douze occasions où le mot σῶμα a été employé par Gorgias. On n’a pas utilisé dans ce texte toutes les occurrences du mot, mais seulement les extraits qui ont aidé dans l’argumentation. La version du texte en français utilisée fut la traduction de Stéphane Marchand et Pierre Ponchon dans l’édition Les Belles Lettres.

Beau corps, discours vrai

L’attitude des sophistes envers le vrai et la vérité est complexe. Souvent le vrai est présenté comme une valeur positive, mais, en même temps, est reconnu comme compliqué d’être défini. Dans l’Éloge d’Hélène, est établi au texte un cadre comparatif entre cité, corps, âme, sagesse et argument qui dévoile comment on a accès au vrai.

κόσμος πόλει μὲν εὐανδρία, σώματι δὲ κάλλος, ψυχῆι δὲ σοφία, πράγματι δὲ ἀρετή, λόγωι δὲ ἀλήθεια10

Dans cet extrait, on aperçoit que beauté et vérité sont des manifestations du κόσμος, l’ordre, en différents supports, comme le corps et le discours. Par le biais du κόσμος, il y a une équivalence entre un beau corps et un argument vrai. La conséquence logique de l’extrait est le syllogisme qu’un beau corps correspond à un argument vrai. Hélène, qui vient d’une ligne divine, a une beauté comparable aux dieux.11 Gorgias veut innocenter Hélène par le biais d’un discours qui démontre la vérité12. Dès le début, le texte établit que le corps sera l’élément de liaison entre la beauté d’Hélène, que n’est pas un secret pour personne13, et la véracité du discours. Le discours qui parle de l’innocence d’Hélène, dès que ordonné, est vrai. On voit que la conception du vrai n’est pas celle d’une vérité unitaire et universelle. McComiskey fait une lecture paradigmatique sur le concept de vérité (ἀλήθεια) avant Platon. On cite

We must keep in mind, however, that the term alêtheia does not develop it philosophical sense of “The Truth”until Plato. In most presocratic and sophistic usages, alêtheia simply refers to sincerity of speech and is opposer do pseudê (“lies”). For Gorgias, then, alêtheia refers to a relative “truth”, which would in no way be a pseudos, and as situations change so too do the criteria for determing the “truth” of statements14

Pour comprendre l’analogie entre beau corps et discours vrai, il faut sortir du paradigme de l’unité de l’être. Selon ce paradigme, la chose est unique, elle a une essence propre et elle a une seule manifestation. Ainsi, chaque mot, par exemple, fait référence à une idée distincte. La suite logique est le principe de la non-contradiction. En continuant avec l’exemple des mots, le principe de la non-contradiction a comme conséquence que chaque signifiant fait référence à un signifié. Un signifiant, un signifié ; différent signifiant, différent signifié. Le mot chaise établit un lien avec l’idée de chaise. Dans ce modèle, on ne peut pas avoir un signifiant qui fait référence à deux signifiés, on ne peut pas avoir de la contradiction. Le mot chaise ne peut pas établir un lien avec l’idée de chaise et concomitamment avec l’idée de chien. L’essence sophistique de l’Éloge d’Hélène est le cassage du principe de la non-contradiction fait par rapport à la corporalité du lógos. Le corps d’Hélène, au plan diégétique, est un des corps du logos; au plan extradiégétique, le discours qu’on lit est un des corps du lógos. Reprenant l’équivalence du beau (κάλλος) à l’ordonné (κόσμος), si le corps est beau, c’est-à-dire, ordonné, bien structuré, donc il est vrai. Ainsi, toutes ces incarnations sont vraies, elles sont toutes du lógos. L’Éloge s’occupe de la vérité, pourtant la vérité de l’Éloge n’est pas le vrai unique qui cherche le philosophe. À l’Éloge, il y a de multiples voies dans la relation être et chose, il n’y a pas le vrai, mais des vrais.

La force du discours, la force du corps

Les sophistes, suivant leur esprit de questionner, ont comme un de ses objets l’autorité des poètes. Dans ce contexte, l’Éloge d’Hélène établit un dialogue évident avec l’Iliade. Le personnage défendu remet à l’Iliade et même l’acceptation des faits racontés par Homère sur le rapt d’Hélène sont des traits des liaisons entre les œuvres. Suivant ce que dit Gagarin15, l’Éloge d’Hélène dialogue avec l’Iliade en ajoutant des arguments dans cette discussion. Le but est d’accepter l’argument de qu’Hélène fut à Troie, mais, une fois dedans la tradition, bouleverser l’idée qu’on a sur Hélène. Pour accomplir son objectif, l’Éloge affirme que le pouvoir n’est que des hommes, mais aussi du lógos. En plus, à l’Éloge la puissance du lógos est différente de la force des hommes. Simone Weil en parlant de l’Iliade, le poème de la force selon sa lecture, écrit que

Le vrai héros, le vrai sujet, le centre de l’Iliade, c’est la force. La force qui est maniée par les hommes, la force qui soumet les hommes, la force devant quoi la chair des hommes se rétracte.16

L’utilisation du mot βία aide à établir la différence entre le lógos tout-puissant17 et la force. Selon Chantraine, βία veut dire

« force physique, violence », s’emploie chez Hom. avec un adjectif dérivé d’un nom propre pour désigner un homme fort βίη Ἡρακληείη, etc. ; se distingue des autres noms de la force par le fait que βία exprime volontiers la violence, se rapporte à un acte de violence.18

La force des hommes qu’ont enlevé Hélène est une force violente. La phrase βίαι ἁρπασθεῖσα dévoile la violence de l’action du « barbare qui entreprend une entreprise barbare »19. Le verbe ἁρπάζω, d’où vient le participe aoriste passif ἁρπασθεῖσα, est dans le champ sémantique du nom ἅρπη, oiseau de proie. Cette force violente est diverse du pouvoir du lógos. En interprétant l’attribution δυνάστης donnée au lógos, Cassin, s’appuyant sur Chantraine, affirme que

dunastês est celui qu’a le « pouvoir d’agir » en général, et notamment le « pouvoir politique », comme Zeus (Sophocle), les chefs d’une cité (Heródote, Platon), un prince ou un roi (Thucydide). La parole est d’emblée puissance d’agir.20

Le pouvoir du lógos est un pouvoir non violent et, considérant la relation entre κόσμος et ἀλήθεια, est rempli de véracité. La capacité d’ordonner garantit la véracité du pouvoir du lógos. La violence est une des caractéristiques du ψευδῆ λόγον. Sur la majorité des sujets, c’est l’opinion qui conseille l’âme de la plupart des gens21 et c’est aussi l’opinion qui va emmener Hélène au βιαστήριον, le « tribunal de la violence », un néologisme cré par Gorgias. L’opinion conseille l’âme, le lógos écrit dans l’âme ; l’opinion est violente ; le lógos est ordonnateur.

La première hypothèse sur le départ d’Hélène dit que les responsables sont les dieux, le hasard ou la sorte. Le raisonnement est que « par nature ce n’est pas le puissant qui est arrêté par le faible, mais le faible est commandé et conduit par le puissant ; le puissant dirige, le faible suit »22. Si Hélène fut à Troie par la force des Dieux ou du hasard, elle ne doit pas être tenue responsable, puisqu’elle ne pouvait pas résister à ces forces-là, une fois que c’est « impossible d’arrêter l’ardeur d’un dieu par la prudence humaine »23. En plus, suivant ce que postule Weil sur des conséquences de la force24, on ne peut pas blâmer Hélène, il n’y a pas de l’espace pour penser la culpabilité ou l’injustice des actes d’Hélène. La deuxième hypothèse établit que Hélène fut à Troie comme conséquence d’un acte de violence commis par un barbare. Dans son dialogue avec l’Iliade, l’Éloge établit une distinction entre le pouvoir du lógos et le pouvoir violent des hommes et de ses opinions. À partir du pouvoir du lógos on peut comprendre comment Hélène, qu’on suppose être plus faible (τὸ ἧσσον), va rassembler des hommes plus puissants (τὸ κρεῖσσον). C’est le lógos qui va permettre ce bouleversement. Gorgias est en train de miner l’autorité d’Homère. Le puissant n’est pas Ménélas ou Agammenon, la puissante est Hélène et son corps. Le topos sophistique de « faire le logos faible plus puissant »25 est présent.

Un corps qui agit

Suivant le cadre théorique apporté par Barbara Cassin26, on distingue trois dimensions du langage. Premièrement, un énoncé peut « parler de » quelque chose, et le paradigme est ce du vrai ou du faux. Si l’énoncé est conforme à la chose dont il parle, il est vrai ; ou si l’énoncé ne s’accorde pas avec la chose, il est faux. Cette dimension, appelée locutoire, s’insère au domaine de la Philosophie. La deuxième possibilité est le perlocutoire, le « parler à ». Cet aspect, associé à la Rhétorique, a comme but convaincre, persuader. L’énoncé perlocutoire se prétend suasoire. La troisième dimension du langage, l’illocutoire, elle est associée à la Sophistique. C’est le fait que le langage performe des actes. À travers le langage, des actes s’accomplissent. Tandis que le locutoire est au champ du sens et le perlocutoire est au champ des effets, l’illocutoire est au champ de la force du langage. Pourtant, les trois dimensions du langage ne sont pas complètement dissociées. Il n’y a pas un texte qui soit exclusivement locutoire ou perlocutoire. Les dimensions doivent être vues comme un ensemble indissociable. Sans le locutoire, il n’y a pas d’illocutoire ni perlocutoire et vice versa. Considérant cette approche, on veut travailler la dimension illocutoire de l’Éloge d’Hélène, c’est-à-dire, le lógos somatisé qui performe des actes.

Non seulement ce qu’on dit, mais aussi ce que dit un mot est un acte. L’Éloge d’Hélène est un discours qui fait des choses en convertissant Hélène de blâmable en innocente de la même façon que, dans l’espace diégetique, les faits d’Hélène sont des actes. Le lógos est au même temps, dans différents plans, le corps d’Hélène et le texte écrit de l’Éloge. Au plan diégétique, le lógos agit par le biais de Hélène ; au plan extradiégétique, c’est le texte écrit qui agit. Au paragraphe 4 est racontée l’action du corps d’Hélène.

ἑνί δὲ σώματι πολλά σώματα συνήγαγεν ἀνδρῶν ἐπὶ μεγάλοις μέγα φρονούντων, ὧν οἱ μὲν πλούτου μεγέθη, οἱ δὲ εὐγενείας παλαιᾶς εὐδοξίαν, οἱ δὲ ἀλκῆς οἰκείας εὐεξίαν, οἱ δὲ σοφίας ἐπικτήτου δύναμιν ἔσχον27

Le corps d’Hélène est représenté performant des actions, et le verbe du passage, συνάγω, est un des éléments que révèle la matérialité dont parle le texte. En parlant du verbe ἄγω, Chantraine dit que ce verbe

a servi notamment dans la langue pastorale, à propos de bétail, mais aussi à propros d’hommes, esclaves, prisonniers, etc. :« pousser, mener » ; l’expression ἄγειν καὶ φέρειν (cf. Il. 5,484 etc.) répond au lat. ferre agere, « piller », ἄγειν s’appliquant aux hommes et aux animaux, φέρειν aux objets.28

Le nom σῶμα apparaît deux fois, une au dactif et l’autre au génitif. Pour l’analyse faite ici, le datif est le plus révélateur. Smyth, dans sa grammaire de la langue grecque, dit que « the Greek dative, as the representative of the lost instrumental case, denotes that by which or with which an action is done or accompanied. »29. Le ἑνί δὲ σώματι est l’instrument par lequel le lógos agit. C’est le corps d’Hélène, le porte-parole du lógos dans ce contexte, qui va rassembler les hommes les plus riches, les plus bien nés, les plus forts et les plus sages. La proposition du texte est manifeste : le corps d’Hélène a regroupé d’autres corps, peu importe si sont les corps des hommes les plus puissants, comme un berger rassemble son bétail. Autre question dévoilée par ce passage est si le pouvoir provient du corps d’Hélène, du lógos ou s’il vient d’un troisième élément. Le paragraphe 8 donne des pistes pour y répondre.

ὧδε λόγος δυνάστης μέγας ἐστὶν, ὅς σμικροτάτῳ σώματι καὶ ἀφανεστάτῳ θειότατα ἔργα ἀποτελεῖ30

Le corps du lógos est « petit » (σμικρότατος) et « inapparent » (ἀφανέστατος), mais est-ce qu’on peut ajouter ces adjectifs au corps d’Hélène ? La réponse passe par l’analyse du verbe φαίνω, d’où sort l’adjectif ἀφανέστατος. Selon Chantraine31, une des acceptions du verbe φαίνω est « mettre en évidence ». Dans un contexte individuel, on ne peut pas dire que Hélène est inapparente, qu’elle n’est pas en évidence. Toutefois, si comme à un télescope, on ouvre l’oculaire, le corps d’Hélène n’est pas seul, il est entouré d’une multitude de corps masculins. Un corps (ἑνί δὲ σώματι) peut n’être pas en évidence entre plusieurs (πολλά σώματα). En plus, le corps d’Hélène n’est pas le seul support du lógos, il est un des supports possibles, un des corps que le lógos peut utiliser pour performer ses actes. Le pouvoir vient du lógos, mais le lógos réclame un corps pour agir. Ainsi, ce n’est pas ni le lógos seul ni Hélène seule qu’agit. Ce qui a le pouvoir d’agir est Hélène incarnée par le lógos, c’est ce troisième élément composé d’un mélange des autres deux éléments. En disant d’une autre façon, il n’y a pas discours (lógos) sans support (Hélène).

Le passage présent au paragraphe 8 est, peut-être, le centre de l’argumentation de la corporalité du discours. Gorgias affirme sans équivoque que c’est par le biais d’un corps (σώματι) que le lógos performe des actes. Comme au paragraphe 4, l’utilisation du datif renforce l’argument du corps comme support du lógos. Ce qu’il y a est le lógos déjà inscrit dans son support, dévoilant le caractère illocutoire du langage. Le rapport entre vrai et faux et la correspondance entre l’être et la chose ne sont pas le paradigme d’analyse. Le langage sophistique de Gorgias est performatif. Ainsi, quand on se demande quelle est la troisième dimension du langage, l’illocutoire, le discours qui performe des actes, le lógos sophistique qui produit des effets hors discours, on peut dire que c’est le lógos somatisé. Cassin32, en parlant de la Comité de la vérité et de la réconciliation (CVR) de l’Afrique du Sud, affirme que la Commission est sophistique en ce qu’elle réhumanise tous ceux qui comparaissent en leur donnant la parole. On ajoute que la Commission agit par les corps des hommes et des femmes qu’y vont parler. La Commission, comparée ici au lógos, ne peut agir qu’à travers des corps.

Lógos érotique, corps érotique

L’erôtikos doit être compris dans ce texte au sens grec, c’est-à-dire, relatif à l’amour. Dans cette orientation, la quatrième hypothèse du départ d’Hélène vers Troie est érotique, une fois qu’il fut provoqué par l’amour. L’existence d’un lógos érotique à l’Éloge d’Hélène a comme prérequis le corps. L’érotique bouge l’âme par le biais d’un corps. Le corps jouer un rôle dans l’érotique marque la différence avec le erôtikos lógos socratique. Périllié33 énonce que l’amour socratique, surtout au Gorgias, est dirigé vers la Philosophie. Ainsi, Socrate, quand dit qu’il aime Alcibiade34, il lui aime l’âme, pas le corps. L’érotique sophistique, au contraire, a deux prérequis à l’Éloge, le corps et la vue. Périllié, dans une illustrative note de bas de page, commente la distinction entre l’âme et le corps au Criton, de Platon.

Il en tire un message minimal que est censé justifier ses interventions élenctiques auprès des citoyens 29e-30 b : « n’avoir point pour votre corps (somatôn) et pour les richesses (chrèmatôn) de souci (epimeleisthaì) supérieur ou égal à celui que vous devez avoir concernant la façon de rendre l’âme la meilleure possible ». L’anthropologie sous-jacente du message non seulement est dualiste (opposition âme-corps) mais repose sur une tripartition des biens (richesses, biens du corps, bien de l’âme) en rapport direct avec la typologie des types d’hommes de la parabole de la Panégyrie, par laquelle Pythagore à Phlionte aurait créé le néologisme de philosophos, en distinguant ce dernier de l’ami des richesses (philochrèmatos) et de l’ami du corps (philosomatos)35.

À l’Éloge d’Hélène, il n’y a pas ce dualisme évident entre corps et âme. En réalité, au texte de l’orateur de Leontinoi, par le biais de l’image des corps, la vision écrit dans l’âme. La vision des corps est ainsi un outil suasoire, une fois que « par la vue, l’âme est marquée aussi dans ses traits de caractère »36. De cette façon, l’opposition âme-corps, trop fortement établie par Platon, n’est pas vraiment une grille d’analyse dans l’Éloge d’Hélène. La vision d’un beau corps peut réjouir et créer des désirs et le fait que des corps peuvent impressionner l’âme explique la persuasion érotique. C’est la vision des corps qui peut créer amour et désir37. Dans ce sens, le paragraphe 19 est exemplaire.

εἰ οὖν τῷ του Ἀλεξάνδρου σώματι τὸ τῆς Ἑλένης ὄμμα ἡσθέν προθυμίαν καὶ ἅμιλλαν ἔρωτος τῇ ψυχῆι παρέδωκε, τί θαυμαστόν38

Le fait que les objets du champ visuel peuvent trop impressionner l’âme explique la relation entre lógos, corps et âme. L’existence d’un lógos érotique, pour reprendre le terme de Périllié, est possible justement parce que le lógos a accès au corps comme véhicule. À cause d’un corps, soit le corps d’Hélène, soit des ennemis39, la vision va mouler et écrire des sentiments à l’âme, c’est-à-dire « la vision écrit à l’esprit. »40. En plus, l’utilisation du verbe γράφω est éloquente. Ce passage et la fin du texte, où Gorgias explicitement qu’il a écrit le texte41, renforcent l’idée que l’écriture était importante pour les sophistes. Cela veut dire qu’il y a de la logographie dans la Sophistique. Et le lógos inscrit, suivant l’idée de tout l’Éloge, est le lógos somatisé. Le corps d’Hélène peut être le support d’écriture du logos, aussi comme le texte écrit dans un papyrus ou un parchemin.

L’Éloge d’Hélène est un discours qui ouvre plusieurs voies d’interprétation. Des thèmes divers comme la métaphysique ou la rhétorique sont présents à l’Éloge. Dans ce texte, on s’est questionné sur la relation entre corps et lógos présente au discours de Gorgias. On a vu que l’ordre est le critère de véracité pour le lógos et le critère de beauté pour un corps, établissant une analogie entre beaux corps et discours vrais. Comme conséquence, le principe de la non-contradiction n’est pas la grille pour la définition du vrai. Le lógos peut avoir plusieurs supports, et, étant ordonnées, toutes les incarnations du lógos sont vraies, soit le corps d’Hélène, soit le papier où un discours est écrit. Ensuite, on a établi, à travers la comparaison avec l’Iliade, que, dans l’Éloge, le pouvoir attribué au lógos est non violent. Le lógos n’est pas violent, mais il a de la force pour agir. C’est un lógos qui performe des actions par le biais des corps, son support. Enfin, on a postulé que le lógos écrit dans l’âme par le biais de la vision des corps. Le corps à l’Éloge d’Hélène est le support dont le lógos utilise pour exercer son pouvoir. En plus, le lógos somatisé est une forme d’écriture. La vision du corps d’Hélène inscrit des désirs amoureux dans les hommes les plus puissants et le discours écrit de Gorgias inscrit dans l’âme des lecteurs l’innocence d’Hélène. Ainsi, avec un discours perfomatif que postule la multiplicité de l’être, l’impossibilité de separation entre contenant et contenu et le désir pour les corps comme forme d’écriture dans l’âme, Gorgias caractérise le cadre théorique de la Sophistique.

Bibliographie

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  1. Éloge d’Hélène, paragraphe 3↩︎

  2. Éloge d’Hélène, paragraphe 6↩︎

  3. ἡ γάρ τύχης βουλήμασι καὶ θεῶν βουλεύμασι καὶ ἀνάγκης ψηφίσμασιν ἔπραξεν ἅν ἔπραξεν↩︎

  4. βίαι ἁρπασθεῖσα↩︎

  5. λόγοις πεισθεῖσα↩︎

  6. ἔρωτι ἁλοῦσα↩︎

  7. Le lógos doit être compris dans l’acception grecque, en différence avec le logos7, mot français qui, selon le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, veut dire parole ou même raison divine. Lorsqu’on parle de lógos, suivant le propos de Barbara Cassin, on veut dire discours, mais aussi langage, parole, récits, discussions et d’autres acceptions↩︎

  8. Pietro Bembo Helenae encomivm. Bibliotheca scriptorvm Graecorvm et Romanorvm Tevbneriana, BT 2019. Berlin: De Gruyter.↩︎

  9. http://www.perseus.tufts.edu/hopper/↩︎

  10. “L’harmonie pour une cité, c’est la vigueur de ses hommes, pour un corps c’est sa beauté, pour une âme sa sagesse, pour une action sa vertu, pour un argument sa vérité”. Sauf indication contraire, les traductions sont de Stéphane Marchand et Pierre Ponchon.↩︎

  11. ἐκ τοιούτων δὲ γενομένη ἔσχε τὸ ἰσόθεον κάλλος (paragraphe 4).↩︎

  12. δεῖξαι τἀληθές (paragraphe 2).↩︎

  13. οὐκ ἄδηλον οὐδὲ ὀλίγοις (paragraphe 3).↩︎

  14. Bruce McComiskey Gorgias and the Art of Rhetoric: Toward a Holistic Reading of the Extant Gorgianic Fragments, p. 10↩︎

  15. Earlier defenses of Helen relied on a version of events different from Homer’s, one in which Helen never went to Troy. Gorgias defended Helen while retaining the traditional version that she to Troy with Paris. His encomium is thus a tour de force, demonstrating that even on the traditional facts, a defense is possible, no matter how improbable it might seem at first glance. (Michael Gagarin, Antiphon the Athenian. Oratory, Law and Justice in the Age of the Sophists, p. 17.)↩︎

  16. Simone Weil, L’Iliade ou le poème de la force, p. 529↩︎

  17. λόγος δυνάστης μέγας ἐστὶν↩︎

  18. Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, terme βία↩︎

  19. βάρβαρος βάρβαρον ἐπιχείρημα↩︎

  20. Barbara Cassin, Quand dire, c’est vraiment faire. Homère, Gorgias et le peuple arc-en-ciel, p. 82↩︎

  21. ὥστε περί τῶν πλείστων οἱ πλεῖστοι τήν δόξαν σύμβουλον τῆι ψυχῆι παρέχονται (paragraphe 11).↩︎

  22. πέφυκε γάρ οὐ τὸ κρεῖσσον ὑπό του ἥσσονος κωλύεσθαι, ἀλλά τὸ ἧσσον ὑπό του κρείττονος ἄρχεσθαι τε καὶ ἄγεσθαι, τὸ μὲν γάρ κρεῖσσον ἡγεῖσθαι, τὸ δὲ ἧττον ἕπεσθαι (paragraphe 6).↩︎

  23. Éloge d’Hélène, paragraphe 6↩︎

  24. celui qui possède la force marche dans un milieu non résistant, sans que rien, dans la matière humaine autour de lui, soit de nature à susciter entre l’élan et l’acte ce bref intervalle où se loge la pensée. Où la pensée n’a pas de place, la justice ni la prudence n’en ont. (Simone Weil, L’Iliade ou le poème de la force, p. 537) ↩︎

  25. τόν ἥττω λόγον κρείττω ποιεῖν, Aristote Rhétorique 2.24.11, 1402a23↩︎

  26. Barbara Cassin, Quand dire, c’est vraiment faire. Homère, Gorgias et le peuple arc-en-ciel↩︎

  27. “et son corps à lui seul fit se rassembler les corps de beaucoup d’hommes dont la pensée compte sur les sujets qui comptent, des hommes dont certains possédaient une immense richesse, d’autres la réputation d’une antique naissance, d’autres encore la vigueur d’une force innée, d’autres enfin la puissance d’une sagesse acquise.” (paragraphe 4)↩︎

  28. Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, terme ἄγω.↩︎

  29. Herbert Weir Smyth, Greek Grammar, p. 346↩︎

  30. “Le discours est un grand souverain, qui avec le corps le plus petit et le plus inapparent des corps, performe les actes les plus divins. » (paragraphe 8). Traduction de Barbara Cassin.↩︎

  31. Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, terme φαίνω↩︎

  32. Barbara Cassin, Quand dire, c’est vraiment faire. Homère, Gorgias et le peuple arc-en-ciel, p. 177↩︎

  33. Jean-Luc Périllié, Sophistes et philosophes : deux types de paroles, deux types de possession↩︎

  34. Calliclès […] nous deux ensemble sommes amoureux ; moi j’aime Alcibiade, fils de Clinias, et Philosophia ; toi, tu aimes Dèmos, le peuple d’Athènes, et Dèmos, fils de Pyrilampe (481 d)↩︎

  35. Jean-Luc Périllié, Sophistes et philosophes : deux types de paroles, deux types de possession, p. 8↩︎

  36. διά δὲ τῆς ὄψεως ἡ ψυχή κἀν τοῖς τρόποις τυποῦται (paragraphe 15).↩︎

  37. πολλά δὲ πολλοῖς πολλῶν ἔρωτα καὶ πόθον ἐνεργάζεται πραγμάτων καὶ σωμάτων (mais nombreux sont les objets qui suscitent en de nombreuses personnes un amour et un désir pour nombre d’actions et de corps paragraphe 18)↩︎

  38. “Si donc à cause du corps d’Alexandre l’œil d’Hélène s’est enflammé d’ardeur et a transmis à son âme le désir amoureux, qu’y a-t-il d’étonnant ?” (paragraphe 19)↩︎

  39. αὐτίκα γάρ ὅταν πολέμια σώματα καὶ πολέμιον ἐπὶ πολεμίοις ὁπλίσει κόσμον χαλκοῦ καὶ σιδήρου, του μὲν ἀλεξητήριον του δὲ πρόβλημα, τῆι θέαι θεάσηται ἡ ὄψις, ἐταράχθη καὶ ἐτάραξε τήν ψυχήν, ὥστε πολλάκις κινδύνου του μέλλοντος ὄντος φεύγουσιν ἐκπλαγέντες (aussitôt en effet que la vue, d’un regard, contemple les corps des ennemis et leur parure hostile contre leurs ennemis avec leur armement de bronze et de fer (le premier pour se protéger, l’autre pour attaquer), elle est troublée et trouble l’âme, de sorte que souvent lorsqu’un danger est sur le point d’advenir, on s’enfuit, frappé de terreur. paragraphe 16).↩︎

  40. ἡ ὄψις ἐνέγραψεν ἐν τῷ φρονήματι (paragraphe 17).↩︎

  41. ἐβουλήθην γράψαι τόν λόγον (paragraphe 21).↩︎